L’étrange cas des spaghettis à la bolognaise

Les spaghettis à la bolognaise n’existent pas !

Et oui, c’est ce que vous répondra un habitant de Bologne si vous lui parlez de ce plat emblématique de sa ville… emblématique pour le monde entier, mais pas pour Bologne !

Par contre, on vous parlera volontiers des tagliatelles «al ragù di carne», c’est-à-dire à la fameuse sauce à base de viande hachée et de tomates. Cette sauce, telle que nous la connaissons aujourd’hui, est née dans les années 1800, quand l’usage de la tomate s’est diffusé en Italie. Sa recette officielle est reconnue et déposée à Bologne. Véritable sauce qui n’a souvent rien à voir avec les copies ou variantes de « sauce bolognaise » que nous pensons reproduire !

Et pourquoi des tagliatelles et pas des spaghettis ?

Car Bologne est le berceau des pâtes fraiches aux œufs, pétries, étalées en feuilles et découpées, type tagliatelles et non des pâtes sèches comme les spaghettis.
Et voilà ! Cela mérite tout de même quelques approfondissements.

D’où vient la popularité des spaghettis à la bolognaise partout ailleurs ?

Il existe plusieurs versions pour expliquer ce phénomène. Voici les 2 plus courantes.

Certains avancent que ce plat serait né après la 2nde guerre mondiale, lorsque les soldats anglais et américains en campagne en Italie dans la région de Bologne, ont voulu, de retour chez eux, reproduire le plat « de pâtes à la sauce à la viande » qu’ils avaient tant apprécié. Pour cela, ils ont utilisé les pâtes les plus courantes présentes dans leur pays (les spaghettis secs) associées à une quelconque sauce à la tomate et à la viande, faisant de cette reproduction le plat typique de Bologne en l’appelant : spaghettis à la bolognaise !

Une autre version, tendrait à dire que ce sont les immigrés italiens en Amérique qui ont « inventé » ce plat en consommant des pâtes peu chères et faciles à conserver (les spaghettis secs) avec une sauce « maison » faite avec les ingrédients disponibles.

Toujours est-il que dans le monde entier, les spaghettis à la bolognaise sont connus, et représentent le plat typique de Bologne et plus largement de l’Italie !

En fait, d’après l’Académie Italienne de la Cuisine, la confusion vient de la sauce. En effet, à l’origine cette sauce à la viande pouvait agrémenter toutes sortes de plats. Et dans le monde entier, c’est la sauce à la viande qui est appelée « à la bolognaise ». L’association avec des spaghettis, pâtes les plus connues et répandues, a supplanté la tradition des tagliatelles, beaucoup moins connues. Les spaghettis à la bolognaise devraient leur notoriété à la sauce. Et c’est justement cette association qui n’est pas reconnue.

« Spaghetti » et « ragù » ne vont pas bien ensemble !

Les puristes de la cuisine traditionnelle vous diront que les spaghettis sont des pâtes sèches faites de semoule de blé dur, qui n’étaient pas fabriquées à l’origine dans la région de Bologne (l’Emilie-Romagne).
A Bologne, on fabriquait historiquement à la main des feuilles de pâtes fraiches aux œufs avec de la farine de blé tendre, et donc (entre autres) des tagliatelles, des lasagnes mais aussi des tortellinis.
Ils vous expliqueront également que les spaghettis sont des pâtes lisses qui ne retiennent pas la sauce à la viande (le fameux ragù) et qu’un vrai habitant de Bologne et sa région n’associerait jamais ce type de pâtes avec cette sauce ! Par contre, les pâtes fraiches aux œufs, comme les tagliatelles, rugueuses, poreuses et plus larges, sont idéales !
D’ailleurs, l’Académie Italienne de la Cuisine qui fait autorité en la matière ne reconnait pas l’existence officielle des « spaghetti alla bolognese». Les recettes déposées et reconnues officiellement sont celles du « ragù alla bolognese » et de la « tagliatella bolognese ». Mais elle refuse de donner son accord pour reconnaître les « spaghettis à la bolognaise ». Elle ne nie pas que dans les campagnes, on mangeait des pâtes sèches de type spaghetti avec une « sauce maison » mais pour elle, ce plat n’est pas issu de la vraie gastronomie bolognaise !

Cependant, les amateurs de spaghettis à la bolognaise peuvent encore y croire !

En effet, Gianluigi Mazzoni avocat et Stefano Boselli chef se battent pour la reconnaissance de ce plat auprès des institutions, de la Chambre de Commerce Bologne et des associations gastronomiques. Après avoir fait des recherches documentées sur le territoire et recueilli des témoignages auprès des grands-mères locales, ils ont établi des preuves que ce plat existait bien dans la campagne bolognaise (surtout en Basse Bologne).
C’était un plat de la semaine, populaire et fait de restes : le plat « du pauvre » en opposition avec les pâtes fraiches aux œufs et au « ragù », plus nobles.

D’après leurs investigations, on utilisait bien des pâtes sèches. Les pâtes fraîches aux œufs plus chères, plus riches et plus longues à préparer, ne constituaient pas le plat de tous les jours pour tout le monde.
La sauce était faîte avec les restes du ragù du dimanche, du porc haché, des légumes et des petits pois.

Ce ragù aux petits pois, différent de celui traditionnel consommé avec les tagliatelles, s’associe bien avec les pâtes sans œuf. Même l’Académie Italienne de la Cuisine estime que cette variante est tout à fait légitime.
L’écrivain journaliste et historien Giancarlo Roversi confirme d’ailleurs cette thèse. En apportant des preuves historiques sur la consommation de ce plat.

A Bologne, on a toujours mangé des spaghettis. Evidemment pas le plat riche et noble avec des tagliatelles, mais c’est une inexactitude historique de dire que les spaghettis ne font pas partie de notre tradition. Les tagliatelles et les tortellinis constituaient plutôt les plats des classes plus aisées, les plats du dimanche ou des jours de fêtes, devenus à juste titre le symbole de la gastronomie locale.

Giancarlo Roversi – Propos recueillis sur « spaghettibolognesi.it »

Quelles étaient les pâtes utilisées ?

  • elles étaient sèches et au blé dur.
  • on les appelait « vermicelli » à l’époque, plus grosses et moins régulières que les spaghettis d’aujourd’hui.
  • elles sont nommées « spaghetti » depuis 1820, quand le mot est apparu à Naples.
  • on les faisait à la maison ou on les importait de Gênes et des Pouilles.
  • elles sont produites à Bologne dès la fin du 16ème siècle. En 1586, le Sénat de Bologne autorise la construction de la 1ère fabrique de pâtes faites « à la manière de celles de Gênes ou des Pouilles ». Jusqu’à la fin du 18ème siècle, les prix seront plafonnés pour favoriser la consommation des pâtes sèches locales en constante augmentation.

De quoi était faite la sauce ?

  • elle était blanche jusqu’à l’utilisation de la tomate en cuisine (fin du 18ème siècle).
  • elle se compose de viande hachée de porc, de bœuf, de légumes, de tomates et de petits pois.

Gianluigi Mazzoni et Stefano Boselli ont créé un Comité de Protection de la Recette Originale des « Spaghetti Bolognesi » et ont déposé la recette auprès d’un notaire en septembre 2016. Ils ont même travaillé sur une version spéciale de spaghettis aux œufs (présenté en mai 2018), comme cela se faisait parfois dans les maisons d’Emilie-Romagne.
Ils organisent des actions de promotion en Italie et à l’étranger. Ils ne veulent pas se substituer aux tagliatelles ni au « ragù » à la bolognaise. Sans aucune motivation financière, ils voudraient juste apporter un plus à la ville de Bologne et réhabiliter ce plat de notoriété internationale en mettant en avant son origine et sa recette traditionnelle qui a peu à peu été mise de côté, au profit des tagliatelles au « ragù ». Son existence et ses racines sont prouvées dans la cuisine de tous les jours, c’est pourquoi ils souhaiteraient faire reconnaître officiellement cette recette par l’Académie Italienne de la Cuisine et auprès de la Chambre de Commerce de Bologne, mais blocage ! Les puristes ne cèdent pas …

Pourquoi tant de résistance ?

Les puristes sont d’accord sur le fait que ce plat, tel que décrit par le Comité, était bien consommé dans les campagnes. D’ailleurs l’Académie Italienne de la Cuisine n’en nie pas l’existence mais souligne sa non-appartenance aux plats traditionnels. Pour l’Académie et d’autres associations gastronomiques : c’est un plat populaire et économique de la cuisine bolognaise mais, ce n’est pas parce que c’était « d’usage » que c’est typique du territoire et de la tradition gastronomique de Bologne. C’est un plat fait de restes, de légumes à disposition et de pâtes sèches (à l’origine importées d’autres régions) et qui plus est ne s’associant pas forcément bien avec la sauce.
En fait, c’est surtout le type de pâtes qui pose problème : ces pâtes n’entrent pas dans la tradition classique bolognaise contrairement aux pâtes fraiches étalées à la main qui sont nées à Bologne.
On retrouve des traces de bandes de pâte large dans la Grèce antique (làganon) et dans l’Empire Romain (làganum), d’où pourraient venir les lasagnes.
Mais selon la tradition, l’origine des tagliatelles vient bien de Bologne. Elle remonterait à la Renaissance lors du mariage d’Annibale Bentivoglio et de Lucrezia d’Este en 1487 à Bologne. Le cuisinier de la maison Bentivoglio aurait réalisé des feuilles de pâte à l’œuf pétries et étalées à la main puis découpées (« tagliare » en italien) en hommage aux cheveux blonds de Lucrezia. Depuis ce mariage, les cuisiniers de Bologne ont diffusé cette tradition de pâtes aux œufs faites à la main.
Une autre version – toujours avec le même cuisinier – raconte la même origine mais en l’honneur cette fois de Lucrezia Borgia lors de son passage à Bologne en 1503. Légendes ou faits historiques, toujours est-il que l’Académie Italienne de la Cuisine attribue la naissance des longues feuilles de pâtes fraiches aux œufs pétries et étalées à la main à Bologne durant la Renaissance, voire le moyen âge pour d’autres formes de pâtes comme les tortellinis. La largeur des tagliatelles est d’ailleurs définie précisément (6.5 mm crues et 8 mm après cuites).
Source: Associazione "La Tagliatella Accompagnata" Il existe un étalon en or aux dimensions exactes conservé à Bologne et la cours de cassation a même prononcé une sentence comme quoi seules les tagliatelles de ces dimensions pouvaient s’appeler « tagliatella bolognese ». On ne plaisante pas avec la tradition !
Photo: Associazione « La Tagliatella Accompagnata » 

Pour les puristes : les spaghettis à la bolognaise sont une opération marketing ! L’existence historique ne suffit pas pour faire entrer ce plat dans la cuisine classique bolognaise.
Par contre, l’Académie Italienne de la Cuisine vient de reconnaître un autre plat typique à base de spaghettis oui … mais au thon et à la tomate ! Recette déposée en décembre 2018 auprès de la Chambre de Commerce de Bologne.
Photo: ilmessaggero.it

Alors, réalité ou aberration culinaire ? Le débat n’est pas clos en Italie !

Certaines institutions voudraient bien exploiter ce plat à des fins touristiques et marketing car il représente l’Italie, et surtout Bologne et sa région dans le monde entier. Le marketing culinaire, ça marche !
D’ailleurs Piero Valdiserra a écrit un libre sur le sujet mettant en avant le potentiel marketing et promotionnel de ce plat.

La commune de Bologne entend d’une bonne oreille l’initiative de réhabilitation des spaghettis à la bolognaise et de l’utilisation de ce plat comme une vraie marque internationale pour la cité de la gastronomie qu’est Bologne. D’ailleurs certains restaurateurs de Bologne ont déjà mis ce plat à leur carte !

Les touristes en visite à Bologne et en Italie demandent toujours ce plat pour eux aussi emblématiques que la pizza ! Un des plats les plus célèbres au monde mais boudé par Bologne ! A quand le consentement des associations gastronomiques (dont l’Académie Italienne de la Cuisine) pour officialiser sa reconnaissance ?

Pour compléter cette curiosité, ne manquez pas le prochain article: « Les spaghettis à la bolognaise sont … au thon ! »


Sources

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1 réponse

  1. 28 juin 2019

    […] vous souvenez de l’étrange cas des spaghettis à la bolognaise ? Pour les habitants de Bologne, ce plat n’existe pas, c’est une invention étrangère !Et […]

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