L’aubergine: un intrus dans la ratatouille!

L’aubergine fait partie des légumes stars de la saison estivale. Elle se plie volontiers à de nombreuses recettes: en gratin, en tarte, en caviar, et bien-sûr dans l’incontournable ratatouille. Pourtant, ce légume-fruit reste méconnu et a longtemps été mal aimé.

Pour arriver jusqu’à nous, l’aubergine n’a pas suivi le même chemin que ses compagnons de recette que sont la tomate, la courgette ou le poivron. Son goût amer ne la rend pas toujours facile et elle a dû apprendre à se faire apprécier, à juste titre, car ses qualités nutritionnelles en font une source importante d’anti-oxydants et de fibres.
Alors, avant la fin de l’été: coup de projecteur sur l’aubergine!

L’aubergine: celle qui ne vient pas des Amériques!

Contrairement à la tomate, la courgette, le poivron ou la pomme de terre, l’aubergine ne vient pas du Nouveau-Monde. C’est un peu l’étrangère dans la ratatouille!
En fait, l’aubergine est originaire de l’Asie méridionale (Inde, Birmanie) où elle est connue depuis plus de 3000 ans. De là, avec l’ouverture des routes commerciales par terre et par mer, plusieurs voies se sont offertes à elle:

  • A l’Est dès le 4ème siècle avant notre ère: avec le Viêt-Nam et la Chine pour arriver ensuite en Corée et au Japon.
  • A l’Ouest par la Perse, où de nouvelles techniques de cuisson furent développées (cuisson à la braise notamment).

Dès le 7ème siècle, les conquêtes arabes ont permis sa diffusion dans tout le monde musulman et notamment dans le bassin méditerranéen avec une bonne acclimatation de l’aubergine qui a besoin de chaleur.
En Espagne, sa culture s’est fortement développée dès le début du Moyen-Age et son utilisation en cuisine fût vite adoptée.

Par la suite, l’Empire Ottoman contribua à son implantation dans toutes ses possessions. L’aubergine est devenue le légume phare des plats traditionnels de la cuisine turque, grecque, roumaine ou bulgare.

Sa diffusion géographique sous différents climats et avec différents modes de culture a permis la création de nombreuses variétés: couleurs, formes, saveurs et arômes ont évolué.
A l’origine, l’aubergine n’était pas violette ni de forme allongée, mais plutôt ronde et blanche, moins charnue et plus amère.

Une lente introduction en Europe de l’Ouest et du Nord

Mise à part l’Espagne, les autres pays Européens furent plus timides vis-à-vis de l’aubergine.
Déjà décrite par les botanistes et médecins au 13ème siècle, ce légume n’eut aucun succès en cuisine.
Introduite en Sicile et au Sud de l’Italie par les Arabes et par les Espagnols, elle a suivi une lente progression vers le Nord de l’Italie et vers la Provence au 15ème et 16ème siècle, toujours avec un peu de réticence quant à son utilisation culinaire.
En cela, l’aubergine a connu en Europe le même sort que la tomate ou la pomme de terre: appréhension de la nouveauté, toxicité présumée, propriétés hallucinogènes ou aphrodisiaques du fait de sa classification botanique dans la famille des Solanacées (comme la mandragore par exemple) et surtout saveur amère non appréciée. Elle a donc longtemps été reléguée au poste de plante ornementale.
Voir l’article: l’histoire de la tomate confinée (1ère partie).

Même si sa forme violette allongée était cultivée au 18ème siècle dans les potagers de Louis XIV à Versailles, ce sont les Provençaux qui l’apportèrent dans leurs restaurants parisiens à partir de la Révolution et du Directoire.
Au 19ème siècle, elle apparaît dans des livres de cuisine et sur les marchés parisiens (1825).
Les Anglais l’adoptèrent aussi en cuisine vers la fin du 18ème siècle grâce à leurs colonies dans les Indes.
Les Européens, et notamment les Espagnols, ont tenté de l’implanter en Amérique au 16ème siècle, avec peu de succès à l’époque.
De nos jours, elle prospère toujours en Inde avec de nombreuses variétés de toutes les couleurs.

Que de noms pour une aubergine!

Le nom « aubergine » vient de l’arabe « al-bâdinjân », lui-même issu du persan « bâdengân ».
De là, une évolution étymologique et surtout phonétique engendra une multitude de noms aussi bien dans la langue officielle des pays où l’aubergine s’implanta que dans de nombreux dialectes.

Voici quelques appellations non exhaustives, plusieurs variantes pouvant exister à l’intérieur d’un même pays :
– En catalan « Alberginia », en espagnol « Berenjena »,
– En portugais, « Berinjela »,
– En français, en allemand ou en anglais britannique, « Aubergine » (mot apparu en 1750 dans la langue française).
– Curiosité anglo-américaine: le nom de « Eggplant » (plante-œuf) utilisé aux Etats-Unis vient de la forme et de la couleur des variétés d’origine (rondes et blanches), rien à voir dans ce cas avec une évolution étymologique du nom persan!
– En italien, le préfixe « melo » emprunté au grec (fruit) fut ajouté au nom arabe pour donner « melo badinjan » qui évolua en « melangian », pour arriver à « Melanzana » en italien moderne.
– Au Moyen-Age, une distorsion latine populaire liée à la mauvaise réputation de l’aubergine a transformé « melangiana » en « mala insana » ou malum insanum (fruit ou pomme non saine, non comestible). Cette latinisation populaire fut d’ailleurs adoptée par les botanistes du 15ème siècle qui baptisèrent l’espèce: Solanum insanum.
– Au 18ème siècle, Linné a réhabilité l’aubergine en utilisant un dérivé latin de « melangian » pour donner à l’espèce le nom scientifique connu aujourd’hui: Solanum melongena.

L’aubergine en quelques chiffres

La production mondiale d’aubergines s’élève à près de 57 millions de tonnes, essentiellement concentrée en Asie (Données 2020-FAOSTAT).
En France, nous consommons environ 1kg d’aubergines par an et par habitant et nous importons près de 60% de notre consommation, essentiellement d’Espagne.
En Europe, les plus gros consommateurs d’aubergines sont l’Italie et la Grèce (avec un peu plus de 5kg par an et par habitant). La Roumanie arrive en 3ème position avec 4,5kg.
Plus gros producteur mondial, la Chine est aussi le plus gros consommateur d’aubergines: après de nombreuses recherches et plusieurs recoupements de données, il semble que les Chinois consomment près de 24kg d’aubergines par an et par habitant. Cela parait énorme mais en 15 ans, la Chine a plus que doublé sa production sans pour autant exporter plus, d’où une consommation importante. L’Egypte (environ 13kg par an et par habitant), la Turquie et l’Inde (avec chacune près de 10kg par an et par habitant) sont également de gros consommateurs d’aubergines.

L’aubergine: pas si « insana » que ça!

Parmi les légumes stars de l’été, l’aubergine se fait souvent voler la vedette par la tomate ou la courgette. Elle mérite pourtant plus de place dans nos assiettes.
Voici les principales caractéristiques de l’aubergine, sachant que les teneurs en différents composants, le goût et la texture dépendent des variétés, des facteurs agro-climatiques, des conditions de culture, de récolte, de stockage et bien-sûr de la recette réalisée!

Une saveur typique nécessitant un peu d’apprentissage.

L’aubergine n’est pas forcément le légume que l’on aime d’emblée mais plutôt celui que l’on va découvrir et apprendre à aimer au fur et à mesure de nos acquis et de nos expériences alimentaires.
On retrouve ici les appréhensions rencontrées lors de l’introduction de l’aubergine en Europe: amertume et astringence peuvent rebuter.
En fait, cette saveur typique est fortement corrélée à la présence de composés appelés « saponosides » que l’on trouve essentiellement dans la pulpe centrale (avec graines) de l’aubergine.
L’intensité de cette saveur n’est pas forcément liée à la couleur de l’aubergine, mais plus à sa variété qu’elle soit violette ou blanche. Les nombreuses variétés créées depuis les origines ont d’ailleurs largement contribué à adoucir son goût. La cuisson permet aussi de diminuer l’amertume et d’arrondir la palette aromatique de l’aubergine en réduisant la teneur en saponosides.
Comme ses copines de la famille des Solanacées, on a identifié chez l’aubergine des alcaloïdes (saponosides particuliers): composants aux propriétés hallucinogènes et aux effets pouvant être nocifs pour notre organisme. Pour l’aubergine, on peut citer la solasonine (comme la solanine de la pomme de terre ou la tomatine de la tomate).
Il faut savoir que le seuil maximum d’acceptabilité sanitaire de cet alcaloïde est rarement dépassé. En effet, il faudrait pour cela manger les aubergines à un stade de maturité tellement avancé (c’est-à-dire, inconsommables) que cela semble impossible.

Le plein d’antioxydants!

L’aubergine est riche en polyphénols, composants aux propriétés antioxydantes.
Lors de précédents articles, nous avons déjà expliqué l’importance des anti-oxydants dans notre alimentation: lutte contre le stress oxydatif, c’est-à-dire le vieillissement prématuré des cellules, et prévention contre les maladies chroniques telles que certaines formes de cancers ou certaines maladies cardio-vasculaires (voir, entre autres, les articles sur la tomate (2ème partie) et sur la pomme).

Les principaux polyphénols présents dans l’aubergine sont :

  • Les anthocyanes, avec la nasunine, un pigment coloré bleu-violet que l’on retrouve dans d’autres fruits (raisin noir, myrtille,…). La nasunine se trouve en plus grande quantité dans la peau des aubergines de variétés noires ou violettes.
  • Les acides phénoliques qui sont présents dans la peau et dans la pulpe de toutes les variétés, même s’ils sont prédominants dans la peau des variétés noires ou violettes.

On voit donc qu’il faut privilégier les variétés foncées et les consommer avec la peau afin de bénéficier au maximum de leurs propriétés antioxydantes.

Les autres composants, assez classiques pour un légume

L’aubergine est très riche en eau et en sels minéraux (notamment en potassium). Elle apporte certaines vitamines en quantité notable (comme la vitamine B9, par exemple). C’est aussi une source intéressante de manganèse. Elle contient une bonne quantité de fibres. Elle a une faible teneur en glucides, composés essentiellement de sucres simples (glucose et fructose) et elle a un index glycémique très bas (15 sur 100). Elle ne contient pratiquement pas de graisses, ni de sel.
Ce profil lui confère des propriétés rassasiantes, digestives et diurétiques pour une faible valeur énergétique (autour de 20kcal pour 100g).

Quelques petits bémols tout de même :
– Elle contient des oxalates (entre 30 et 190mg pour 100g selon les variétés d’aubergine, les études et les méthodes d’analyse). Les personnes ayant des problèmes de calculs rénaux doivent donc modérer sa consommation.
– Comme beaucoup de fruits et légumes, elle peut engendrer des réactions allergiques chez certaines personnes.

Cuisson et préparation pour mieux l’apprécier

  • Si certains antioxydants sont détruits par la chaleur et le stockage prolongé (comme la vitamine C, par exemple), ce n’est pas le cas pour les acides phénoliques qui voient leur quantité augmentée à la cuisson. D’où de meilleures propriétés antioxydantes corrélées avec la cuisson.
    Ce phénomène présent chez l’aubergine a aussi été observé chez d’autres légumes comme l’artichaut par exemple. Des réactions biochimiques à la chaleur entraineraient la formation d’acides phénoliques à partir d’autres composés et la destruction des parois des cellules végétales favoriserait leur libération.
    L’optimum semblerait atteint avec une cuisson à des températures comprises entre 150 et 200°C. Au-delà, la chaleur n’a aucun bénéfice sur la teneur en acides phénoliques.
  • L’aubergine est une éponge.
    Ses cellules sont gorgées d’eau et sont séparées par de nombreuses poches d’air: d’où une texture spongieuse. C’est pour cela qu’elle absorbe beaucoup d’huile (dans les poches d’air) et qu’elle relargue beaucoup d’eau à la cuisson (ses cellules se vident). De plus, la présence des saponosides aux propriétés tensio-actives pourrait aussi faciliter l’absorption de l’huile dans les petites poches.
    L’astuce bien connue consiste à « faire dégorger » les aubergines dans du sel avant toute préparation. Le sel va permettre à l’eau de diffuser à travers les cellules et de changer la structure des tissus: l’eau est évacuée et les poches d’air sont comblées.
  • Sa chair noircit vite à l’air libre. L’aubergine est riche en antioxydants et comme leur nom l’indique, ils empêchent les oxydations en fixant eux-mêmes l’oxygène et en noircissant. Un jus de citron ou un petit badigeon d’huile (d’olive!) la protégeront le temps de la préparation.

Blanches, vertes, rouges, violettes, noires ou rayées,…

En France et en Europe, on connait surtout les variétés longues noires et violettes. Mais, les blanches, vertes, rouges, zébrées et les plus rondes commencent à avoir du succès. En Asie, on consomme celles plus petites, blanches ou pourpres. A chaque variété sa subtilité, même si l’environnement agro-climatique et les méthodes de culture et de stockage jouent un rôle important sur les qualités nutritionnelles et organoleptiques.
Pour la consommer à juste maturité, la choisir ferme, lisse, brillante, sans tâche et avec un pédoncule bien vert.
Qu’elle que soit sa couleur, au four, grillée, rôtie, à la vapeur, cuisinée avec ou sans matière grasse, l’aubergine a tout pour nous séduire!

Quelques Références (ouvrages, sites internet et études scientifiques):

  • La Mondialisation à Table, ouvrage de Jean Vitaux (Presses Universitaires de France 2009)
  • Lanutrition.fr
  • Aprifel.com
  • Ctifl.fr
  • Biogiardino.it
  • Etimologias.dechile.net
  • Vélin du Museum d’Histoire Naturelle
  • Données FAOSTAT
  • Données CIQUAL (composition de l’aubergine)
  • Colak N, Kurt-Celebi A, Gruz J, Strnad M, Hayirlioglu-Ayaz S, Choung M-G, Esatbeyoglu T, Ayaz FA. The Phenolics and Antioxidant Properties of Black and Purple versus White Eggplant CultivarsMolecules. 2022; 27(8):2410.
  • Šilarová P, Boulekbache-Makhlouf L, Pellati F, Česlová L. Monitoring of Chlorogenic Acid and Antioxidant Capacity of Solanum melongena L. (Eggplant) under Different Heat and Storage Treatments. Antioxidants (Basel). 2019 Jul 20;8(7):234.
  • S. Aubert, M. C. Daunay, E. Pochard. Saponosides stéroïdiques de l’aubergine (Solanum melongena L.) I. Intérêt alimentaire, méthodologie d’analyse, localisation dans le fruit. Agronomie, EDP Sciences, 1989, 9 (7), pp.641-651. hal-00885234.
  • Chumyam, Athiwat & Whangchai, Kanda & Jungklang, Jarunee & Faiyue, Bualuang & Saengnil, Kobkiat. (2013). Effects of heat treatments on antioxidant capacity and total phenolic content of four cultivars of purple skin eggplants. ScienceAsia. 39. 246-251.
  • G. Niño-Medina, V. Urías-Orona, M.D. Muy-Rangel, J.B. Heredia, Structure and content of phenolics in eggplant (Solanum melongena) – a review, South African Journal of Botany, Volume 111, 2017, Pages 161-169.
  • Zambrano, Erika & Chavez-Jauregui, Rosa & Plaza, Maria & Wessel-Beaver, Linda. (2015). Phenolic content and antioxidant capacity in organically and conventionally grown eggplant (Solanum melongena) fruits following thermal processing. Food Science and Technology (Campinas). 35.

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2 réponses

  1. Anonyme dit :

    Encore un article très intéressant , on apprend tellement de choses historiques, nutritionnelles et culinaires… on se régale à chaque article .

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